Écrice une nouvelle biographie de Marx

Michael Heinrich, entretien réalisé et traduit de l’allemand par Jean Quétier

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »2020/1 n° 67 | pages 132 à 143

ISSN 0994-4524 ISBN 9782130822899

ÉCRIRE UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE MARX

Par Michael HEINRICH

Actuel Marx : Avant d’être l’auteur d’une biographie de Marx, vous avez d’abord rédigé une intro-duction aux trois livres du Capital de Marx qui a été un véritable succès de librairie en Allemagne. Cet ouvrage vous a fait connaître auprès d’un large public et sert de support à de nombreux étudiants qui cherchent à découvrir Marx de l’autre côté du Rhin. Il a déjà été traduit en huit langues, mais en France, où cette introduction n’est pas traduite, les lecteurs de Marx, pour la plupart, ne vous connaissent pas encore. Pourriez-vous revenir brièvement sur votre parcours et le resituer dans l’histoire du marxisme en Allemagne fédérale ?

J’ai grandi en Allemagne de l’Ouest, dans la « vieille » République fédérale, et j’ai décou-vert la politique au début des années 1970 lorsque j’étais lycéen à Mannheim. À l’époque, les prolon-gements du mouvement étudiant se faisaient sentir dans les lycées, surtout dans les lycées généraux. À l’âge de 14 ans, j’ai commencé à lire des textes de Marx. Cependant, je n’ai jamais été membre d’un parti, ma formation politique s’est faite par l’intermédiaire de « groupes de base » qui étaient très sceptiques aussi bien à l’égard des partis com-munistes liés à l’Union soviétique qu’à l’égard des groupes maoïstes. En 1976, j’ai commencé des études de mathématiques et de physique à Heidelberg et, à la même période, j’ai découvert une lecture du Capital très marquée par l’hégélia-nisme qui était largement répandue en Allemagne dans les années 1970. Fin 1977, je suis parti pour Berlin-Ouest, où j’ai commencé à étudier les sciences politiques à la Freie Universität, qui était à l’époque le centre le plus important de la pensée de gauche en Allemagne. À Berlin, dans les années 1980, j’ai obtenu à la fois un diplôme en mathématiques – avec un mémoire sur les problèmes mathématiques de la théorie de la relativité générale – et un diplôme en sciences politiques – avec un mémoire dans lequel j’ai analysé, à l’aide des premiers volumes de la (deuxième) MEGA, qui venaient juste de paraître, la disparition du concept de « capital en général », qui jouait un rôle très important dans les Grundrisse, mais qui n’apparaît plus dans Le Capital.À Berlin, je me suis intéressé d’une part à la lecture du Capital proposée par Louis Althusser, d’autre part aux débats allemands concernant la « reconstruction » de la critique de l’économie politique – une recons-truction entamée par différents groupes et avec des points de départ différents, qui semblait nécessaire aussi bien à cause de l’ossifica-tion dogmatique de la lecture du Capitalportée par le communisme de parti qu’en raison du caractère fragmentaire et inachevé des trois « livres » du Capital. L’approche adoptée par Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt, qui mettait en évidence l’importance de l’analyse de la forme-valeur et du fétichisme, a beaucoup compté pour moi à ce moment-là. Depuis la fin des années 1990, on désigne également cette approche sous le nom de «Neue Marx-Lektüre ». Grâce à Elmar Altvater, qui a dirigé non seulement mon mémoire de sciences politiques mais aussi, par la suite, ma thèse de doctorat, j’ai découvert, dans les années 1980, différentes tentatives d’analyse empirique de l’actuelle dynamique d’accumulation et de crise du capital et de l’État bour-geois, appuyées sur des catégories issues de la reconstruction de la cri-tique de l’économie politique. Ces tentatives d’analyses et les débats qu’elles ont suscités ont, pour beaucoup, été menés dans la revue PROKLA, cofondée par Altvater en 1970. Je suis entré à la rédaction de cette revue en 1987, et j’y suis resté pendant 29 ans, occupant de 1994 à 2014 le poste de rédacteur en chef. Jusqu’en 2016, j’étais titulaire d’une chaire de sciences économiques à l’Institut universitaire de technolo-gie et d’économie de Berlin, dont j’ai démissionné pour me consacrer à mes recherches sur la biographie de Marx.

A. M. : Jusqu’à présent, dans la continuité de votre thèse de doctorat sur la Science de la valeur, vos travaux portaient plutôt sur l’aspect économique de l’œuvre de Marx. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser aux questions biographiques ?

Depuis ma thèse, je me suis intéressé, dans le cadre de mes recherches sur la théorie écono-mique de Marx, à l’histoire de son évolution. Précisément grâce aux débats allemands sur la recons-truction dans les années 1970, il était devenu évident que le Capitaln’était pas une entité achevée, qu’il fallait bien plutôt prendre en consi-dération la totalité des manuscrits rédigés depuis au moins 1857, et qu’il convenait pour chacun d’eux de se demander chaque fois à quel stade des recherches de Marx on se trouvait. On ne peut pas sim-plement les combiner. À partir du milieu des années 1970, Joachim Bischof et l’équipe du projet « Évolution du système de Marx » ont présenté, à travers différents commentaires des Grundrisse, des Théories sur la survaleur et des dif-férentes versions de la théorie de la monnaie de Marx, une analyse différenciée de ces manuscrits. Contre la vision dominante au sein des débats sur la reconstruction, considérant qu’on pourrait déga-ger ou reconstituer, à partir des différents manuscrits, un noyau cohérent de la critique de l’écono-mie formulée par Marx, il m’est apparu clairement dans les années 1980 qu’il y avait des ambivalences fondamentales dans l’ensemble de la critique de l’économie politique, ce qui est devenu le thème central de ma thèse de doctorat, La Science de la valeur : d’une part, la critique de l’économie politique formulée par Marx constitue une révolu-tion scientifique et rompt avec le champ théorique de l’économie politique classique ; d’autre part, l’accomplissement de cette révo-lution scientifique est par endroits lacunaire, c’est-à-dire que Marx reste souvent prisonnier de figures argumentatives issues des classiques qu’il a dépassés. Cela commence dès la théorie de la valeur, où une argumentation supra-historique et « naturaliste », qui relie la valeur à une dépense « physiologique » de force de travail dans le processus de production, se trouve juxtaposée à une conception purement sociale, dans laquelle la valeur est présentée comme un rapport social de vali-dité déterminé par la production et la circulation, qu’il n’est pas possible de fixer à partir d’une mar-chandise prise isolément. Le texte dans lequel Marx exprime le plus clairement cette conception est le manuscrit de décembre 1871-jan-vier 1872 (les passages les plus importants de ce manuscrit sont reproduits dans mon commen-taire des deux premiers chapitres du livre I du Capital publié en français chez Smolny sous le titre Comment lire Le Capital de Marx ?). L’ambivalence de l’argumentation fait qu’il est possible de se récla-mer de Marx en défendant des interprétations différentes. Plutôt que de se contenter d’indiquer des citations en guise de preuves de sa propre interprétation, il convient donc de s’intéresser à l’évolution de l’argumentation dans les diffé-rents manuscrits et d’analyser de quelle manière Marx en est venu à formuler tel ou tel jugement. De ce fait, dès La Science de la valeur, j’ai été par moments forcé de faire des incursions dans la biographie intellectuelle de Marx, de déter-miner que tels débats l’avaient conduit à telles conceptions, et comment ces conceptions s’étaient transformées. À cet égard, la paru-tion de la MEGA², commencée en RDA en 1975, m’a été d’une aide immense, non seulement parce que les textes de Marx y sont présentés dans une édition irréprochable, mais aussi parce que l’appareil critique permet à chaque fois de les resituer dans leur évolution historique. Les recherches menées en RDA en lien avec la MEGA, notamment celles du groupe réuni autour de Wolfgang Jahn et Ehrenfried Galander à Halle, celles du groupe berlinois réuni autour de Rolf Hecker, Carl-Erich Vollgraf et Jürgen Jungnickel, ainsi que celles du groupe moscovite réuni autour de Vitali Vygotski et Alexander Tchepourenko – qui constituaient une sorte de «Neue Marx-Lektüre» en RDA et en Union soviétique par-delà le marxisme de manuel qu’on trouvait là-bas – ont aussi été très importantes pour moi, et j’ai également eu l’occasion de travail-ler avec tous ces auteurs après 1989.D’une certaine façon, cette analyse de l’histoire de l’évolution de l’œuvre de Marx a ouvert la voie à mon étude de la biographie de Marx, même si je n’en ai pas pris conscience dès le début. L’occasion qui m’a conduit à m’intéresser de manière plus approfondie aux biographies existantes consacrées à Marx, c’est la question que m’a posée en 2006 mon amie Sabine Nuss, qui travaillait sur l’histoire de la propriété privée et l’analyse qu’en proposait Marx, et qui m’a demandé quelle biographie de Marx je pouvais lui conseiller. Je connaissais quelques-unes de ces biographies, j’en ai regardé d’autres, et j’en suis finalement arrivé à la conclusion que je ne trouvais aucune des biographies existantes vraiment bonnes. Cela m’a conduit à me demander quels seraient les critères d’une biographie « vraiment bonne ». Sans avoir encore l’intention de rédiger moi-même une biographie de Marx, j’ai commencé à écrire, à partir de 2007, quelques premières réflexions programmatiques, et je me suis également intéressé aux débats qui avaient été menés dans les dernières décennies en histoire et en littéra-ture au sujet des possibilités et des limites de l’écriture biographique. À travers tous ces travaux, il m’est apparu de plus en plus clairement que l’histoire de l’évolution de la théorie de Marx était étroitement liée à la biographie de Marx, et que, de ce fait, on ne pouvait absolument pas traiter l’une sans étudier l’autre de manière vraiment approfondie. En a finalement résulté le projet d’écrire moi-même une biographie de Marx.

A. M. : Le volume biographique qui vient de paraître aux Éditions sociales n’est que le premier d’une série et ne porte que sur les années 1818-1841. Pourquoi proposer une biographie en plusieurs volumes quand les autres biographies récentes ( Jonathan Sperber, Gareth Stedman Jones, Sven-Eric Liedman…) pro-posent un format plus synthétique ? En France, on a connu cela dans les années 1950 avec le travail d’Auguste Cornu…

Comme chez Cornu, l’œuvre de Marx joue chez moi un rôle bien plus important que dans les biographies habituelles. Si l’on considère l’œuvre de Marx comme un tout, comme le produit d’un travail de plus de qua-rante ans, on doit non seulement y voir une ébauche, mais même une série d’ébauches. Marx élabore un projet global, commence à le développer, interrompt son travail, le reprend quelque temps plus tard en partant de nouvelles présupposi-tions, puis l’interrompt à nouveau, etc. En règle générale, ce sont les conflits politiques dans lesquels il se trouve pris qui constituent la cause non seulement de ces interruptions mais aussi de la transformation du cadre théorique dans lequel il mène son travail scientifique. Mais d’un autre côté, ses analyses et les conclusions qu’il en tire alimentent ces conflits : les anciennes alliances, et souvent aussi les amitiés person-nelles se brisent pour des raisons politiques, et de nouvelles alliances doivent être conclues. Il est impos-sible d’exposer séparément l’histoire de sa vie et l’histoire de son œuvre. Ce qui suppose également de ne pas s’intéresser uniquement aux « grandes » œuvres, mais aussi aux petites, aux nombreux articles de journaux, aux lettres, qui sont rem-plies de commentaires politiques et de réflexions théoriques (et qui, à ma connaissance, ne sont pas encore toutes traduites en français), et aux nombreux cahiers de notes, que la MEGA² publie pour la première fois intégralement. De ce point de vue, mon projet est analogue à celui de Cornu – la différence étant qu’on dispose aujourd’hui non seulement d’un accès à un plus grand nombre de textes de Marx, mais aussi à un plus grand nombre d’informations concernant les personnes de son entourage, privé comme intellectuel, qu’à l’époque de Cornu. Toutefois, je vais un peu au-delà de la concep-tion de Cornu dans la mesure où j’attache une grande importance à l’histoire de la réception des théories de Marx aussi bien que des théories et des courants intellectuels auxquels Marx se réfère. Lorsque j’analyse par exemple la relation que le jeune Marx entretient avec le romantisme ou la philosophie hégélienne, je ne peux pas faire comme si le roman-tisme ou la philosophie hégélienne étaient des données immuables, je dois prendre en compte le fait que notre compréhension actuelle de ces phénomènes (qui n’est absolument pas incontestable) est le résultat de l’histoire mouvementée de leur réception depuis près de deux cents ans. À ce titre, l’écriture biogra-phique, si elle veut éviter de sombrer dans des affirmations dogmatiques, doit toujours être réflexive et prendre en considération les condi-tions historiques dans lesquelles elle s’inscrit. Cela entraîne parfois des conséquences notables en matière de contenu. Ainsi par exemple, j’ai critiqué dans son fondement même la conception, jusque-là considérée comme évidente, d’après laquelle il existerait une école jeune hégélienne et une école vieille hégélienne.L’autre élément qui explique la taille de ma biographie de Marx, c’est l’analyse que je consacre aux amis et aux adversaires de Marx. Dans de nombreuses biographies, ils sont plus ou moins présentés tels que Marx les percevait, et dans un certain nombre de cas à partir d’un jugement a posteriori. Si par exemple le portrait que l’on dresse de Bruno Bauer est rédigé principalement du point de vue de la critique que Marx lui a adressée dans la Sainte Famille et dans l’Idéo-logie allemande, on ne peut pas comprendre comment ce même Bruno Bauer a pu être pendant cinq ans (entre 1837 et 1842) son compagnon de route politique et son ami personnel le plus proche. Ce fait ne devient compréhensible que si l’on prend au sérieux le théo-logien radical qu’était Bruno Bauer et que l’on analyse son évolution intellectuelle. Cela vaut aussi pour d’autres personnes qui ont joué un rôle important pour Marx, comme Pierre-Joseph Proudhon ou Mikhaïl Bakounine.

A. M. : Dans ce premier volume, on découvre surtout le Marx lycéen et étudiant – le livre s’achève avec le dépôt de sa thèse de doctorat en 1841. Le parcours scolaire et universitaire de Marx semble très marqué par le nouvel humanisme qui constituait le socle de la vision éducative portée en Prusse par les réformes Humboldt. Diriez-vous que cette formation intellectuelle a été déterminante dans la suite de la vie de Marx ?

Le nouvel humanisme, dont l’idée centrale était l’aptitude des individus à se développer dans tous les domaines, une idée qui avait débouché sur la thèse d’après laquelle la première tâche de la pédagogie était de contribuer au perfectionnement constant des individus, a en effet eu une grande importance pour le jeune Marx. On en trouve encore des échos jusque dans la conception du com-munisme du Marx de la maturité, par exemple quand il évoque, dans Le Capital, une « forme de société supérieure » au capitalisme, « dont le principe fondamental » serait « le plein et libre développement de chaque individu ». Cela ne veut pas dire pour autant que la voie qui a conduit Marx au communisme avait déjà été pavée par le nouvel humanisme. Une tout autre évolu-tion aurait également été possible. Comme je l’ai montré à partir de l’analyse de sa dissertation alle-mande de baccalauréat, les concep-tions héritées du nouvel huma-nisme s’accompagnaient d’abord chez lui de conceptions bourgeoises élitistes. Il voulait certes travailler pour le « bien de l’humanité », mais il voulait en même temps s’élever au-dessus de la « masse », dont à l’époque il considérait encore les conditions de vie subalternes comme un donné. Cependant, son jugement n’allait pas tarder à changer, et quelques années plus tard Marx s’intéressera précisément aux conditions matérielles qui font obstacle à la réalisation de ce but du nouvel humanisme qu’est le développement et le perfection-nement des individus dans tous les domaines. Ce qui vaut pour le nouvel humanisme vaut également pour d’autres influences précoces : elles ont conservé plus tard leur importance sous une forme ou sous une autre, mais elles n’ont en aucun cas prédéterminé d’emblée l’évolu-tion de Marx.

A. M. : Vous montrez que Marx a grandi dans un environnement familial relativement contestataire à l’égard du pouvoir prussien. Dans votre livre, la figure du père, Heinrich Marx, à laquelle vous consacrez plusieurs dizaines de pages, apparaît plus oppositionnelle que dans d’autres biographies. Pourriez-vous revenir sur le contexte politique du milieu des années 1830, très marqué par l’aura de la révolu-tion française de juillet 1830 ?

De nos jours, la Révolution de Juillet est à peu près inconnue en Allemagne, hormis chez les histo-riens. Mais dans les années 1830, la situation était très différente. Après la lourde période de restau-ration ouverte en Allemagne par les décisions de Karlsbad de 1819, le message porté par la Révolution de Juillet était que cette situation de restauration n’était pas immuable et qu’une révolution était encore possible. Du côté des princes et des rois au pouvoir, ce message a suscité de l’angoisse et de la terreur et a entraîné une nouvelle vague de surveillance et de répression. Du côté des forces oppositionnelles plus ou moins libérales dont faisaient partie, à Trèves, le père de Karl Marx mais aussi le père de sa future épouse Jenny von Westphalen ainsi que nombre de ses professeurs de lycée, cette révolution était source d’espoir, même si les résultats sur lesquels elle avait débouché s’étaient rapidement avérés assez décevants. Le soulèvement polonais de 1830-1831 contre la domination tsariste a eu le même effet. Il a certes été écrasé, mais il a montré qu’il existait encore des forces qui étaient prêtes à s’opposer à la réaction. Tout cela a contribué à susciter des tenta-tives de soulèvements également en Allemagne, comme à Francfort en 1833, et à établir un terrain favorable pour qu’en 1848 l’étin-celle révolutionnaire puisse passer aussi rapidement de la France vers l’Allemagne.Permettez-moi de dire encore un mot au sujet d’Heinrich Marx. Dans de nombreuses biographies, il est présenté comme un homme plutôt timoré sur le plan politique. Jonathan Sperber le présente éga-lement de cette façon, en passant complètement sous silence l’acte politique le plus courageux d’Hein-rich Marx, à savoir le discours qu’il a tenu lors de la réception des députés trévirois en 1834, et en suggérant de surcroît qu’Heinrich Marx aurait menti au sujet de sa formation de juriste. Il m’a donc en effet paru nécessaire de faire quelques mises au point sur le sujet.

A. M. : Vous rappelez la place centrale des débats sur la philoso-phie de la religion et vous prenez la peine de les resituer dans un cadre qui remonte au moins au milieu du xviiie siècle. Pourquoi est-il néces-saire de replacer ces questions dans la longue durée ?

Sur toute une série de points, on peut se demander si je ne suis pas trop entré dans le détail ou si je n’ai pas choisi un angle historique trop large. Mon analyse pâtit du fait que le premier volume ne va que jusqu’en 1841, ce que je n’avais pas prévu à l’origine : c’était une décision purement pragmatique destinée à faire en sorte que le premier volume puisse paraître l’année du bicentenaire de Marx. Après la parution du deuxième volume, j’espère qu’il apparaîtra clairement que les thématiques que j’ai abordées de manière appro-fondie ont aussi leur importance pour le deuxième volume. Ainsi, je n’ai pas seulement retracé les débats du xviiie siècle au sujet de la philosophie de la religion pour comprendre dans quel contexte Hegel a développé sa philosophie de la religion, qui a constitué un point de cristallisation – politique – important dans la Prusse des années 1830. C’était aussi une manière de préparer l’analyse de la question du matérialisme qui sera proposée dans le deuxième volume. Au xixe siècle, lorsqu’on disait de quelqu’un qu’il était un partisan du matérialisme, cela signifiait presque la même chose que dire qu’il criti-quait la religion et qu’il était athée. Il est donc également nécessaire de prendre en considération les débats du xviiie siècle au sujet de la phi-losophie de la religion pour com-prendre comment le matérialisme s’est développé notamment dans la première moitié du xixe siècle, c’est-à-dire à l’époque où Marx lui-même a commencé à prendre position en faveur du matérialisme.Il en va de même pour l’ana-lyse relativement détaillée que je consacre à la question de l’antisé-mitisme et aux différentes phases de son évolution. Je ne l’ai pas simplement fait parce que Marx venait d’une famille juive, mais aussi pour préparer l’analyse de l’article de Marx sur la « Question juive » de 1843. C’est sur la base de ce texte qu’on lui reproche parfois aujourd’hui d’avoir fait usage de stéréotypes antisémites. Là encore, il me paraît intéressant de replacer cet essai non seulement dans son contexte immédiat – l’article de Marx était une réponse à deux articles de Bruno Bauer – mais de le mettre en regard des transforma-tions de l’antisémitisme au début du xixe siècle.

A. M. : Le travail de recherche que vous avez mené pour réaliser le premier tome de cette biographie vous a-t-il conduit à découvrir des aspects de la vie et de l’œuvre de Marx que vous ne soupçonniez pas ? Qu’en est-il de la période ultérieure à 1841 ? Les tomes suivants de votre biographie contiendront-ils des regards nouveaux ?

Pour moi, cette biographie n’est pas une simple consignation de résultats acquis depuis long-temps, c’est un véritable travail de recherche qui me permet de décou-vrir toute une série de nouvelles perspectives. Je n’avais par exemple pas véritablement pris conscience auparavant de l’importance des essais littéraires du jeune Marx et surtout de leur rôle dans sa conver-sion à la philosophie hégélienne en 1837. Je n’avais pas non plus pris la mesure de l’ampleur de l’analyse que Marx avait consacrée aux ques-tions de philosophie de la religion à la fin des années 1830. Et tandis que, dans La Science de la valeur, je considérais sans vraiment me poser de question que le Marx de la thèse de doctorat était un jeune hégélien, je vois aujourd’hui les choses diffé-remment : Marx n’était pas « jeune hégélien » et on ne peut pas parler, au sens strict, d’une « école » jeune hégélienne. J’espère fortement qu’il y aura encore d’autres perspec-tives nouvelles dans les volumes suivants. Mais elles ne vont pas forcément plaire à tout le monde. Lorsque j’aborderai le rapport de Marx à Bakounine, je pense que ni les marxistes orthodoxes, ni les anarchistes ne seront très contents de ce que je vais dire.

A. M. : Vous avez choisi d’inti-tuler votre biographie Karl Marx et la naissance de la société moderne. Qu’est-ce exactement que cette « société moderne » ? Et si Marx en a vécu la naissance, à quelle phase de la vie de cette société en sommes-nous aujourd’hui ?

Ce titre constitue d’abord un contrepoint par rapport à la conception assez répandue d’après laquelle Marx serait un penseur du xixe siècle et n’aurait aujourd’hui plus grand chose à nous dire. C’est la thèse explicite de la biographie de Marx de Jonathan Sperber, et on la trouve également, sous une forme édulcorée, chez Stedman Jones. Il est tout à fait exact de dire que Marx est un penseur du xixe siècle, mais c’est à cette époque que se mettent en place, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, les structures économiques, sociales et politiques qui jouent encore un rôle détermi-nant pour les sociétés dans lesquelles nous vivons aujourd’hui. Ensuite, c’est Marx lui-même qui insiste sur le fait que l’objet de son analyse est la « société moderne ». Dans la préface au premier livre du Capital, il écrit que « la fin ultime visée par cet ouvrage est bien de dévoiler la loi d’évolution économique de la société moderne ». Marx avait tout à fait conscience qu’il était le témoin d’un gigantesque changement d’époque, du passage de la société pré-bourgeoise et pré-capitaliste à la société « moderne », bourgeoise et capitaliste dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui. De ce point de vue, on peut bien contester la validité des résultats de son analyse dans le détail, mais l’objet même de sa recherche et les questions qu’il a posées sont encore les nôtres.

A. M. : Vous êtes régulièrement invité sur d’autres continents, en Amérique latine, en Asie, etc., pour donner des conférences sur Marx. Les échanges que vous avez pu avoir avec des lecteurs de Marx originaires du monde entier ont-ils modifié votre regard sur son œuvre ?

En fonction des problèmes spécifiques et de l’histoire spéci-fique des luttes de chaque pays, les questions que l’on pose à l’œuvre de Marx sont différentes, et l’on n’accorde pas de l’importance à la même chose. Ces discussions m’ont donné l’occasion de remettre en question et d’élargir mes propres perspectives – européennes – sur Marx. Ainsi, en Amérique latine et en Inde, la question de savoir quelles catégories l’on peut emprunter à l’œuvre de Marx pour analyser le rapport entre les centres capitalistes et la périphérie ainsi que l’histoire coloniale joue un rôle important. La question adressée à Marx par Vera Zassoulitch, qui lui demandait si la communauté villa-geoise russe pouvait être le point de départ d’une évolution socialiste, est souvent perçue, en Amérique latine, comme une question tout à fait pratique qui concerne directe-ment les communautés indiennes, et pas du tout comme une question surannée. En Inde, j’ai été entre autres confronté à la question de savoir comment il est possible, en partant de Marx, d’analyser le rôle des paysans et en particulier du mouvement des petits pay-sans dans un pays pour une part encore très arriéré. Au Japon, où il existe des débats approfondis sur Marx depuis les années 1920, les questions liées à l’édition de Marx sont abordées de façon tout à fait innovante. Il y a quelque temps, les Japonais ont ainsi réalisé une modélisation tridimensionnelle de L’Idéologie allemande afin de mieux faire comprendre les relations entre les différents manuscrits et les dif-férentes couches de réélaboration du texte. Cette expertise au sujet de Marx dispose également là-bas d’un véritable rayonnement du point de vue de l’activité scientifique. Au Japon, dans la sphère académique, l’analyse marxiste du développe-ment économique n’est pas du tout marginalisée comme elle l’est par exemple en Allemagne. Des évolu-tions très diverses sont également en cours en Chine, où il existe plusieurs tentatives extrêmement intéressantes visant à rompre avec le vieux marxisme dogmatique et à resituer la personne de Marx aussi bien que ses théories dans les pro-blèmes de leur temps bien plus for-tement qu’auparavant. À cet égard, l’édition des œuvres de Marx en 74 volumes, qui est encore loin d’être achevée, joue un rôle important. Elle s’appuie sur les textes établis par la MEGA² et en propose une traduction rigoureuse. De manière générale, j’ai l’impression que les nouvelles traductions du Capitalet d’autres œuvres de Marx et Engels qui ont été entreprises dans plusieurs pays depuis environ dix ans contribuent fortement à sortir le débat concernant la théorie de Marx des sentiers battus du com-munisme de parti et à l’ouvrir à de nouveaux problèmes. Au Brésil, les éditions Boitempo ont publié, parallèlement à la traduction du premier volume de ma biographie de Marx, la première traduction portugaise de la thèse de doctorat de Marx, ce qui a permis de mettre en discussion là-bas un nouvel aspect important de l’œuvre du jeune Marx. Je suis en contact avec plusieurs traducteurs de Marx et on me demande souvent si tel ou tel passage doit être traduit de telle ou telle façon. Là encore, cela m’a permis d’aiguiser le regard que je portais sur des textes que je croyais connaître depuis longtemps. Il y a aussi la question de l’eurocen-trisme. On me demande souvent dans quelle mesure l’argumenta-tion de Marx peut être considérée comme eurocentriste. Par le passé, ce sont précisément des auteurs postcoloniaux qui ont reproché à Marx son « eurocentrisme », affir-mant même que son projet serait inséparablement lié à une forme d’impérialisme européen. On ne peut pas nier la présence chez Marx de perspectives eurocentristes. C’est surtout dans les années 1850 que l’on trouve chez lui des tendances eurocentristes, dont il s’est toute-fois progressivement libéré dans les années 1860 et surtout dans les années 1870. Malgré toutes ces avancées, il convient également de mener une réflexion critique sur le concept de « société moderne » développé par Marx que j’ai évoqué dans ma réponse précédente. Aujourd’hui, il est certain qu’on ne peut plus parler de la société moderne au singulier. Même si elles sont liées par une base commune, les sociétés modernes n’existent aujourd’hui qu’au pluriel. Dans les volumes suivants de ma biographie de Marx, je montrerai qu’il faut également s’interroger de manière critique sur la nature exacte de cette « naissance de la société moderne » qui s’est déroulée au xixe siècle.

Entretien réaliséet traduit de l’allemandpar Jean Quétier